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Corona reset

Texte rédigé par Aline César, directrice de la compagnie Asphalte, co-pilote du groupe égalité-diversité du Syndeac

Texte rédigé par Aline César, directrice de la compagnie Asphalte, co-pilote du groupe égalité-diversité du Syndeac

 

Il paraît que nous pouvons créer des spectacles « congelés », que rien ne se perd, que tout se retrouvera. Au temps lointain de la réouverture des théâtres, qui jouera verra ! Mais qu’adviendra-t-il de nos carrières gelées ? Nos trajectoires empêchées seront-elles classées en dommages collatéraux ? Motif : Corona regret.


Sur ce point, les femmes artistes partent avec un handicap d’égalité considérable, en visibilité, en moyens de production, en notoriété. Combien serons-nous encore en capacité de jouer, créer, inventer ? 


« Nous partîmes cinq mille mais par un prompt report
Nous nous vîmes trois cents en arrivant au port » …


Nous n’avons pas fini de vous jouer Le Cid à l’envers. Alors nous demandons, pour les femmes artistes invisibilisées, deux années de moins dans nos curriculum dévitalisés.
Allez, on raye d’un trait de notre état civilisé vingt et vingt-et-un : deux années annulées, annihilées. Motif : Corona reset.


Avant la déprise, avant la défaite, ces deux années pétrifiées, on les jette. Des années sans queue, ni tête, des années où l’on ne cumulera pas de points retraite. Parce qu’il faut qu’on se projette. Parce qu’avant que tout s’arrête, nous on étaient prêtes, au taquet, sur les starting blocks, baskets aux pieds, des projets plein la tête. Mais d’un coup, au panier la parité : pour le retour en force des programmations bien masculines, c’est la fête. Motif : Corona regret.

J’ai bien compté, recompté, déchanté : les femmes sont 60 % dans les écoles d’art, puis 40 % dans le métier, et plus tard encore 10 % dans les hautes sphères de la consécration (1). C’est l’évaporation des talents féminins, l’effet de serre de la culture en surchauffe, la sélection artificielle des artistes non essentielles. Les carrières des femmes artistes commencent plus tard, s’arrêtent plus tôt. Entre le fruit trop vert et le fruit trop mûr, le temps est trop court.
Entre le moment trop long de l’émergence, l’instant passager d’être encore bankable et le temps vite arrivé d’être has been, hors des radars, déjà trop tard, repassez dans une prochaine vie, bonsoir et merci, le temps est bien court. Signoret disait « Montand mûrit, moi je vieillis ». Le temps des femmes et le temps des hommes n’est pas le même en somme.


Je voudrais une catégorie résurgence, une catégorie qui déborde, une catégorie urgence.
Urgence à créer, urgence à dire, urgence à écrire l’histoire à contresens. Motif : Corona reset.

 


Parce que pendant que les carrières des unes piétinent, d’autres continuent et s’enracinent. Les nominations, les consécrations – souvent masculines, les déconventionnements, les déconvenues – plutôt féminines, la course aux privilèges, aux prébendes et aux distinctions se poursuit, en arène réduite, entre soi plus que jamais. Jamais la reproduction du même, le culte de la cooptation, l’autosatisfaction consanguine n’auront eu à ce point les coudées franches.
Motif : Corona regret.


Parce que les ors de la République brillent toujours sur les mêmes têtes, parce que le ministère de la Culture, depuis ses fondations héritées de Richelieu, n’a jamais fait sa révolution, parce que l’Ancien Régime est toujours bien ancré dans le nouveau monde, les femmes artistes font de la figuration. Femmes alibis dans des shorts list, paritaires par illusion, femmes porte-manteaux dans les réunions, femmes marches-pied pour les promotions, femmes au placard vingt ans, trente ans avant leurs copains du Conservatoire.


Parce que nos deux années volées, nous allons les payer au centuple, nous demandons qu’elles soient rayées, effacées du cursus par la grâce présidentielle. Nous voulons un ajustement providentiel. Avant de sombrer aux oubliettes, au rebut, désabusées, à rebours de l’égalité. Il suffirait qu’on le décrète : simplement effacer deux ans, d’un coup de baguette.
Motif : Corona reset. (2)

 

Aline CÉSAR,  co-pilote du groupe égalité-diversité du Syndeac
Paris, 27 février 2021

 


(1) Chiffres issus du rapport Inégalités entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture. Acte II : après 10 ans de constats, le temps de l’action, Haut Conseil à l’Egalité, février 2018.
(2)  Je remercie Salwa Toko pour la formule « Corona reset » qu’elle a trouvée en écoutant ma proposition.

Photo de Benoîte Fanton

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