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Proposition d’orientations de la commission Équipes artistiques

Texte rédigé par Gaël Leveugle, directeur artistique de la compagnie Ultima Necat, et la Commission Équipes artistiques du Syndeac.

Texte rédigé par Gaël Leveugle, directeur artistique de la compagnie Ultima Necat, et la Commission Équipes artistiques du Syndeac

 

Dans son appel pour un Acte II de la décentralisation, le Syndeac formule explicitement le souhait d’un retour au principe d’un service public de la culture d’abord fondé sur l’action des équipes artistiques. Historiquement, la décentralisation a consisté à l’agglomération croissante des moyens publics autour de l’action déjà existante d’artistes et de compagnies dans leurs environnements territoriaux et sociaux. Au fil du temps, l’équipage formé par les décideurs de l’action publique, par les directeurs d’établissements de production et de diffusion du spectacle vivant et par les équipes artistiques a connu des heures variées traversant progressivement des époques fastes à très fastes, qui ont stimulé l’accroissement du nombre et des moyens des équipes comme des maisons. Il est depuis quelques années atteint par une gouvernance politique de crise (tarissement des budgets, accroissement du nombre des équipes, etc.). Les équipes artistiques sont aujourd’hui en souffrance, sinon en péril pour un nombre significatif d’entre elles.

 

La structuration des moyens de production et de diffusion n’a pas suivi l’accroissement des forces humaines qui se sont investies dans les pratiques et professions artistiques dans la foulée des premières années Mitterrand et d’un budget de la culture atteignant le 1% national. En même temps, la disparition et l’institutionnalisation progressive des lieux alternatifs de fabrique et de diffusion de l’art, et des milieux liés, contribuant à amalgamer dans l’imaginaire collectif la création du spectacle vivant à l’institution, a eu pour effet mécanique de restreindre l’accès des théâtres et de leurs moyens à une proportion de plus en plus concentrée d’équipes et de reposer sur un public relativement peu changeant dans sa composition, accréditant par-là malheureusement trop bien les thèses de l’entre-soi et de l’isolement du secteur du spectacle vivant dans la sphère publique.

 

(Lire Diane Scott sur ces points : Émergence ou l’institution et son autre (Théâtre / Public, janvier / mars 2012, n°203), et ”POLITIQUE” )

 

Les trois pôles de la décentralisation que sont le politique, le programmateur et l’artiste se tiennent dans un noeud borroméen. Le péril de l’un est le péril de la dislocation du lien entre les deux autres. Les dégradations qui atteignent aujourd’hui les équipes artistiques menacent la vitalité de la création dans son écosystème intégral, ni plus ni moins. Il convient d’examiner la situation des équipes artistiques au regard de celle de leurs interlocuteurs sans trop de complaisance, et de voir quelles pistes sérieuses sont à mettre en oeuvre pour les rapprocher de leurs pleines capacités de production comme de leur pleine capacité politique.

 

Les équipes artistiques ressentent une pression constante, une dérive imposée dans la poursuite de leurs activités et missions, dans lesquelles la création n’est plus au coeur. Il s’agit de répondre à des appels d’offres, de proposer des actions culturelles. Il faudrait parfois proposer une oeuvre unique dans le cadre d’une commande correspondant à tel événement, telle ouverture de saison. Elles s’éloignent de la maîtrise de leurs agendas et de leurs répertoires.

 

Besoin de nouveauté, d’exceptionnel, de jamais vu, l’ouvre ne semble plus suffire.

 

Comme le nommait Roland Gory il y a déjà quelques années au sujet des métiers des sciences sociales, nous sommes dans la culture de l’audimat avec la sensation que les établissements sont pris dans le tourbillon d’une compétition territoriale accentuée. Programmer ne suffit plus, il faut innover. Des programmateurs se découvrent artistes, imaginant des soirées-événements, en rebond avec les enjeux locaux, dans lesquels les artistes viennent faire les prestataires. L’EAC (Éducation Artistique et Culturelle) devient un prétexte pour convoquer en masse. Ailleurs, des élus locaux remercient des directrices, porteuses d’un projet pour les remplacer par des tourneurs faisant circuler les têtes d’affiches.

 

C’est que, les changements récents liés aux réformes territoriales ont transformé l’action publique, laissant plus que jamais l’artiste à la main des ambitions électoralistes des élus en place aux divers échelons territoriaux. De la région à la ville, en passant par les départements et les intercommunalités — quand elles prennent les compétences culturelles — on voit se développer massivement des impératifs de coopération sur des registres de marketing territorial, attractivité, synergie économique avec les autres secteurs, animations de quartiers, action sociale, gestion gratuite d’activité, etc.

 

En guise de politique culturelle, les villes se saisissent du pattern en vogue du tiers lieu et ouvrent des établissements sans direction, sans projet, sans personnel, sans mission de création, sans réels moyens, sans temps longs, confondant dans le même élan start-ups, événementiel et artistes, et captant les budgets anciennement dévolus au subventionnement des équipes.

 

On voit des évaluations demander aux compagnies de justifier un réinvestissement significatif de leur budget dans l’économie locale (hôtels, restaurants, fréquentation locale) — une part de budget dont on pourrait soupçonner qu’il soit attendu supérieur à l’aide allouée par la collectivité ! Des évaluations au demeurant de plus en plus contraignantes, complexes et coûteuses en temps, un temps jamais pris en considération par la subvention, dans sa nécessaire rémunération, un temps générateur de stress, de fatigue et de perte de sens.

 

Tout prétexte pris par le décideur politique local d’une action envers la création l’est dorénavant au titre d’un intérêt qui lui serait prétendument supérieur (économique, social, éducatif, citoyen, etc.). Nulle part on ne voit plus d’engagement politique au titre de la nécessité de l’art en soi, pour le bonheur social et la pleine réalisation de chacun. Les Droits Culturels, qui se devaient droits fondamentaux au même titre que la sécurité ou l’emploi signent in fine une grande mise en équivalence marchande des propositions artistiques et culturelles. Compétitivité et utilité prestataire sont désormais les boussoles et compas des équipes en eaux territoriales.

 

Il est nécessaire que nous refondions nos positions politiques sur le socle de cette radicalité: Les activités de la création n’ont à se justifier d’aucun bénéfice qui leur serait prétendument supérieur et doivent s’évaluer à partir de leurs qualités artistiques, dont rien ne garantit — et à l’heure libérale moins que jamais — qu’elles se traduisent en critères entrepreneuriaux. La déliquescence des discours, figures et propositions des élus contemporains en la matière sont certainement fonction de l’abandon que nous avons fait de cette base. Cette évidence, nous voici contraint de la réaffirmer, avec force, au coeur de la sphère publique. Les élus, à tous les échelons, se dégagent de leurs responsabilités sur le sujet.

 

Pour cela,

 

– Nous devons renouveler notre vocabulaire pour retrouver une écoute auprès du politique comme du public — dont nous ne pouvons nier la difficulté à se régénérer.. Donc renouveler nos prises de position et défendre la singularité et la place centrale des producteurs de spectacle dans l’agencement global de l’art, du politique et des circuits de diffusion

 

– Nous devons également construire une solidarité nouvelle entre les établissements et les compagnies. Si au sein de notre syndicat nous faisons front commun pour combattre toute tentative d’élagage malthusianiste du nombre des équipes par les décideurs publics, force est de constater qu’à l’inverse, les compagnies sont quotidiennement confrontés à une violence symbolique qui les ramène à une image de surnombre et d’insignifiance et à une condition prolétarisée. Les équipes peinent à joindre les directions à faire connaître leur travail dans sa progression, à trouver les conditions (accueils, séries…) nécessaires à leur reconnaissance et équilibre financier ; le tarissement des rencontres simples, de proximité, assimile progressivement le dialogue artiste/programmateur à un seul travail d’identification de réseaux et de correspondance de projets, plutôt qu’à une collaboration d’objet qui viendrait mettre au centre les besoins en temps et en argent des artistes pour épanouir leur travail.

 

Les établissement ont au moins trois ascendants décisifs sur les équipes artistiques. Ils choisissent ou non de les co-produire, de les diffuser et les évaluent pour le compte des décideurs publics. Ils ont en outre un contact plus rapproché et fréquent avec le politique.

 

Il apparaît important aujourd’hui de pouvoir regarder pour ce qu’il est, ce déséquilibre qui ne peut que pénaliser la vitalité de la création. Un rééquilibrage de ce rapport, qui pourrait, par exemple, voir les équipes artistiques participer à l’évaluation des politiques publiques et de leurs opérations, à l’évaluation des projets et de l’action des établissements, qui leur offrirait un dialogue plus direct avec le politique, aurait finalement pour vertu de soulager la pression de l’évaluation exercée sur le programmateur. Dans nos discussions syndicale nous avons fait maintes fois ce constat que l’évaluation telle qu’elle fonctionne aujourd’hui empêche la prise de risque et le renouvellement, pressant le programmateur vers l’efficace et le conservateur.

 

– Invitons les décideurs politiques de tous les échelons, locaux à nationaux à une conférence sur l’action publique croisée avec les équipes artistiques dans les territoires. Pour renverser le point de vue et ne plus lire les politiques publiques à travers le seul prisme de l’institution, mais aussi par celui de l’artiste et des équipes artistiques.

 

– Il faut refuser explicitement le catéchisme proposé par le dernier rapport Latarjet qui dissout le statut symbolique de l’artiste et des oeuvres dans le magma indistinct de l’Économie Sociale et Solidaire. Si nous mettons notre attention à penser nos productions artistiques dans un ancrage social et sociétal pouvant nous amener jusqu’à opérer en marge de notre seul secteur (quartiers, hôpitaux, prisons…), séparons bien dans nos discours la question de la création artistique de toute justification qui lui deviendrait supérieure plutôt que coordonnée (lien social, éducation…).

 

-Refusons la logique croissante des appels à projets qui rejettent l’artiste en prestataire à la périphérie de l’action du politique — devenant par-là même directeur artistique de fait — et épuisent les équipes en travail et en finance.

 

– Refusons les évaluations quand elles fonctionnent comme une gouvernance masquée influant trop décisivement sur ce qu’on produit, diffuse ou organise.

 

– Ré-interrogeons les rapports de production qui nous lient entre équipes et lieux, pointons les déséquilibres ou mécanismes de ‘dérégulation’ que nous pouvons constater dans les modalités d’accueil en résidence, de production et de diffusion.

 

Ce travail que nous proposons, si il est une stratégie de conquête des idées dans la sphère publique, ne pourra se faire efficacement sans un sincère examen de conscience sur nos pratiques au quotidien de la création, sur nos liens de travail, sur notre capacité à faire corps, au nom d’une certaine idée de la culture.

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