Penser l’avenir est toujours dérisoire. L’avenir advient parce que nous agissons aujourd’hui. Mais si penser l’avenir a toujours été le mantra de l’action du présent, celle-ci est plombée par les affects qui contredisent son évidence. Se projeter est devenu problématique car les ressorts de notre projection sont cassés.
Le « jouissez sans entrave » est sérieusement entravé : entravé par 40 ans de déconstruction néolibérale qui ont eu pour unique objectif de renforcer l’exploitation du plus grand nombre ; entravé par les conséquences d’un modèle productiviste et extractionniste qui donnent à la fuite en avant consumériste un goût de saut dans le vide ; entravé par le récit rationnel de l’effondrement qui oppose les désirs d’hier à l’absence d’imagination pour demain.
Mais sommes-nous les héritiers de ce modèle-là ? Ou avons-nous su nous en garder en inventant, les chemins de traverse ou les contre-modèles ? Ces chemins sont-ils utopiques, embroussaillés ou tout simplement inexistants ?
Ces matinées ne sauraient se dérouler sans que je cite la phrase de Fredric Jameson :
“Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme”
Et Mark Fischer de rajouter : “le capitalisme est ce qui reste quand les croyances se sont
effondrées, ramenées au niveau de l’élaboration rituelle ou symbolique, et que demeure le
consommateur-spectateur qui se traîne au milieu des décombres et des reliques.”
Alors oui, il me semble qu’il est impossible de parler de l’avenir sans rappeler, même rapidement, le chemin bordé de décombre et de reliques. Les décombres d’abord, causés par la pandémie. Celle-ci est venue frapper notre secteur à son point de rupture.
Comme un patient à la veille d’une crise, une maladie opportune a provoqué une importante
décompensation. Décompensation économique dans un premier temps, où les collectivités territoriales qui avaient jusque-là investi dans le secteur culturel ont, à la faveur d’un discours sur son caractère non essentiel, concentré leurs efforts sur d’autres priorités.
Décompensation politique ensuite, où la porte ouverte par cette nouvelle évidence
gestionnaire a laissé libre cours à la remontée des discours utilitaristes et réactionnaires sur
l’art et la culture : la culture que les gens attendent, la culture qui parle de mon territoire, la
culture qui parle de la France…
Oubliant que la politique culturelle, dans son utopie émancipatrice a précisément pour
vocation d’être là où on ne l’attend pas et de parler à ce qui en nous ne fige pas l’identité
mais au contraire l’affranchit. Les reliques de nos habitudes enfin qui tendent à confondre l’organisation administrative, le droit, les financements et l’institution des mouvements qui sont à leur origine. Car oui avant le théâtre public, avant l’intermittence, avant l’éducation artistique et culturelle, il y a une communauté qui décide de consacrer une part de son temps, de sa richesse et de sa vie à un projet d’émancipation individuelle et collective basé sur la création artistique.
C’est contre ces confusions que le SYNDEAC travaille. En remobilisant la notion de service public de l’art et de la culture, en rappelant qu’avant toute organisation, avant tout dispositif, il faut d’abord relier notre politique culturelle à un projet d’émancipation et placer ce projet dans un nouvel horizon. Pour nous ce nouvel horizon passe par une nouvelle articulation des projets de création individuelle et collectifs aux enjeux sociétaux, à la question du vivant, elle passe par une réinvention de nos coopérations et de nos modes de production.
Dans ce nouvel horizon, nous affirmons tout d’abord que nous devons de nouveau
convaincre le plus grand nombre, à commencer par les élus, qu’il est nécessaire de dégager
une part de l’activité humaine qui soit désintéressée et qui relève de l’intérêt collectif
Cela consiste à :
- affirmer l’espace de la création pour chacune et chacun comme une activité qui
forge le sens même de nos existences ;
- construire un espace qui permette de désaxer les coordonnées de l’époque autour
de la « réussite » individuelle et les aventures solitaires pour écrire des récits
communs porteurs de désir.
Pour cela, nous pensons qu’il est nécessaire d’élaborer de nouveaux modèles financiers pour le secteur public qui lui permette de réaliser des investissements assurant sa pérennité dans la durée en le protégeant des aléas économiques et des revirements politiques.
Nous pensons également qu’une part des financements publics doit être dédiés à l’expérimentation au sein institutions publiques et qui desserre les cahiers des charges des
lieux et des compagnies en leur permettant de créer des projets à partir de leurs réalités de
terrain plutôt que de répondre à des dispositifs pensés la plupart du temps dans une
approche verticale. Nous pensons aussi que nous devons construire un modèle de recherche et de création qui prépare les mutations sociales, qui accompagne de façon claire la pacification de nos espaces collectifs (sur la question de l’égalité entre les femmes et les hommes/ sur la place de la diversité dans la société / pour une mutation écologique inclusive pour toutes les classes sociales). Le spectacle vivant en particulier peut devenir un espace d’alliance avec tous ceux qui travaillent à faire évoluer notre société pour la rendre non seulement pacifique, mais surtout désirable et mobilisatrice. Cela passe par une meilleure coordination des activités de recherches et des activités de création, une plus grande interaction avec l’université, l’école et les mouvements de libération dans le domaine social, sociétal, culturel. Cela nécessite du temps, cela nécessite de sortir de l’articulation marchande production-diffusion pour repérer tout ce qui dans l’activité créative renforce ces interactions et nourrit l’intelligence collective.
Nous affirmons enfin que le service public de l’art et de la culture est un des seuls espaces
de débat qui échappe aux algorithmes des plateformes privées, ou aux jeux d’influence des
grands lobbies. Il permet de sauvegarder la démocratie du débat et de l’échange en garantissant des espaces qui ne sont pas soumis à la marchandisation du discours ou à son
instrumentalisation. Il permet surtout de coordonner la dimension individuelle de la création artistique et la dimension collective de la culture dans un projet émancipateur pour chacun et pour tous. C’est cela la part du Vivant que nous revendiquons. Cette connexion sensible et sans interface, qui relie l’intelligence et la sensibilité. Pour cela nous pensons, qu’il est nécessaire de faire de nos lieux des espaces d’agoras permanentes en organisant dans les prochains mois 1000 débats adressés au plus grand nombre et qui réarticule la vie de nos lieux à la vie de la cité.
Dès les prochains mois le Syndeac donnera sa feuille de route pour la mutation écologique, il participera aux côtés des collectivités et de l’Etat aux travaux de refondation de nos modèles de production, il participera aux côtés du SNSP, des Forces musicales et de Profedim aux mobilisations collectives qui proposent des dépassements et ne se contentent pas de muséifier notre politique culturelle.
Nous sommes en mouvement, nous sommes au travail.
Je vous remercie
Nicolas Dubourg,
Président du Syndeac