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Vers une politique éthique de l’accompagnement des artistes chorégraphiques

La crise que le monde traverse est tragiquement ressentie dans tous les secteurs. Celui pour lequel nous travaillons, la danse, n’est pas épargné et les conséquences sont d’autant plus violentes qu’elles touchent notre essence même : l’interaction des corps. 


Aussi, un groupe de travail ‘danse’ du Syndeac réunissant compagnies, scènes nationales, scènes conventionnées, centres chorégraphiques nationaux et centres de développement chorégraphiques nationaux, à l’image des adhérents du Syndeac s’est virtuellement réuni pour travailler sur les aspects les plus spécifiques de notre secteur.


La crise actuelle questionne profondément notre relation au monde. Elle met à jour des fonctionnements et des pratiques qui demandent à être réinterrogés. 

Nous affirmons ici que cette période, si dramatique soit elle, doit nous permettre de travailler les questions du temps long et du territoire (de travail, d’implantation, de relations aux populations) et celle de la place de l’artiste et de l’œuvre dans notre société. 


Les politiques publiques et le système que nous connaissons ont longtemps favorisé la création. Ceci a permis d’affirmer la liberté et l’exigence artistique de l’auteur.e, et ainsi de renforcer la place de l’artiste dans cet écosystème. Mais comme tout système, en l’absence de remise en question profonde, il tend à se pervertir. 

Ainsi, sont arrivées dans notre secteur depuis un (trop?) long moment, des distorsions amenant une hyperproduction, une course à la nouveauté, et des évaluations quantitatives… Et nous avons parfois perdu de vue que l’art que nous défendons a besoin de temps, de présences, de partages, de recherches, de réflexions, de suivis des parcours des auteur.e.s, afin que la danse puisse s’inscrire durablement dans tous les interstices de nos territoires et de nos vies. Comme un acte essentiel et vital.


Aussi, dans ce moment particulier, nous continuons à partager les préconisations liées à l’urgence du moment, et tout autant à engager des réflexions et des pistes de travail pour la suite.

 

Sur l’urgence de la crise :


Nous continuons à encourager de toutes nos forces, les directeurs et directrices de théâtres, salles de spectacles, lieux de production et de création, festivals, saisons culturelles… à : 


– indemniser les annulations de représentations en payant les cessions, comme le préconise le Syndeac depuis le début de la crise et d’honorer les contrats de travail présumés confirmés.


– reporter les représentations sur des périodes réfléchies avec les équipes artistiques en vérifiant qu’elles ont eu les temps de création suffisants et en réfléchissant en responsabilité au meilleur moment de report. Il peut s’avérer préférable pour des questions d’équilibre de programmation et de présence du public, mais aussi de processus de travail des artistes, que le report, dans des conditions éthiques plusieurs fois rappelées, doive intervenir au-delà de la saison 20/21. 


Nous demandons aux partenaires publics, en relation avec les professionnel.le.s du secteur chorégraphique, d’adapter le cahier des charges des dispositifs d’aides aux compagnies et en parallèle de revoir les indicateurs d’évaluation des lieux (reports des dates de premières, nécessité de financer des résidences de reprise du travail physique…).


Nous appelons le secteur chorégraphique à se mobiliser largement sur les préconisations sanitaires post-déconfinement et ce en relation avec les autorités et personnalités compétentes en la matière. Il s’agit pour notre secteur d’aboutir à des protocoles clairs et adaptés n’entravant pas la spécificité de notre discipline. Ce travail est actuellement à l’œuvre et devrait être diffusé dans les jours qui viennent.


Nous encourageons les professionnel.le.s du secteur à ouvrir et mutualiser leurs lieux, dans des conditions sanitaires claires et adaptées, pour permettre d’une part la reprise du travail physique des danseurs et danseuses,  mais aussi de ‘rattraper’ les périodes de résidences qui auraient été annulées. Les moyens financiers non utilisés du fait de l’annulation d’une résidence devraient pouvoir être réinvestis pour de nouvelles résidences dans le lieu initialement prévu ou dans n’importe quel autre lieu sur le territoire.  

 

Au-delà de la crise :


Le moment nous pousse à questionner notre secteur et son système et à proposer des pistes pour repenser nos pratiques et nos usages qui sont aujourd’hui parfois biaisés.

Ces pistes pourraient s’envisager par le prisme de deux grands chantiers, qui eux-mêmes recoupent de nombreuses questions.

 

  • Les enjeux du temps long et des territoires

Les artistes chorégraphiques sont aujourd’hui pris en tenaille dans un système aux injonctions paradoxales, où elles et ils créent dans des conditions parfois inacceptables. 

Elles, ils sont tiraillé.e.s entre l’impérieuse nécessité de créer chaque année et celle de diffuser de plus en plus largement leurs pièces. Notre secteur dans lequel le lien entre production et diffusion est crucial, s’est installé dans un dysfonctionnement systémique.


Les injonctions mises en place par les dispositifs publics de financement, où les seuls indicateurs sont le nombre de créations et de représentations, ne permettront pas longtemps la survie des auteur.e.s qui cherchent des voies où peu de partenaires ont une connaissance assez fine pour les y accompagner. Les indicateurs de fréquentation imposés aux lieux ne viennent qu’accentuer ces difficultés. 


Nous souhaitons donc travailler sur le lien entre la production et la diffusion, sur un ralentissement du rythme imposé des créations et que soit réellement envisagé le parcours de l’auteur.e. Ceci en favorisant des périodes de recherche et en prenant en compte son processus de travail et le temps qui lui est nécessaire, traduit par des financements et des rémunérations. 


La question de la durée de vie des œuvres est aussi à poser. 


Le temps long est à mettre en regard avec la question du territoire. La danse et les artistes chorégraphiques ont besoin de temps pour installer durablement une discipline qui réclame de la présence physique (et ce malgré toutes les -belles- initiatives de partage virtuel et numérique qui fleurissent en ce moment sur le net), du partage, de l’écoute. 

Seule, la durée permet de tisser sur un territoire un lien fort aux populations. En déployant un travail fin et profond, les artistes déposent durablement l’art, et la danse en particulier dans les corps et les imaginaires.


Dans un moment où les grandes jauges ne vont pas être autorisées, où les voyages nationaux et/ou internationaux vont être contraints voire impossibles, il nous semble fondamental que la place des artistes sur les territoires, par le développement de résidences longues mais aussi via la mise en place de dispositifs innovants de proximité, soit favorisée. Ceci doit se penser en concertation avec les artistes, véritables porteurs de savoir-faire. 

Ceci étant posé, nous n’oublions pas pour autant que la dynamique artistique d’un territoire tout comme la démarche d’un artiste doit aussi se nourrir de l’altérité et d’influences lointaines. 


Aussi, nous souhaitons qu’une réflexion s’engage à cet endroit, avec les artistes, les structures, les partenaires publics. 

 

  • La place de l’artiste et de l’oeuvre

Il est indispensable de ré-ouvrir ici la question de la place de l’artiste et de son œuvre dans la société. Celle-ci recoupe de nombreuses préoccupations et réflexions qu’il conviendra de mettre en chantier.


Nous avons évoqué plus haut la question d’un modèle éthique de production et de diffusion à repenser. Il s’agit avant tout de prendre en compte de façon plus globale la notion d’auteur.e chorégraphique et l’accompagnement de son parcours.

Il faut aussi envisager la question de l’artiste au-delà du seul prisme de la production et de la diffusion et prendre en compte toutes les actions ‘de mise en lien’ que nous nommons communément ‘actions artistiques’.


Nous réaffirmons la différence entre la transmission de la technique d’un art, correspondant à un enseignement – qui a nécessité d’ailleurs la création d’un Diplôme d’État de professeur de danse en 1989 – et un travail plus sensible d’un.e artiste autour de son œuvre d’auteur.e. Tous les politiques, les professionnel.le.s, les partenaires savent à quel point le travail d’un.e artiste est irremplaçable lorsqu’il.elle s’adresse à tout type de public. Dans une approche humaniste, elles.ils créent des communautés provisoires et sensibles en remettant l’humain et la solidarité au coeur de ces groupes constitués pour l’occasion.


C’est pourquoi et afin que soit mieux comprise la notion du parcours d’auteur.e chorégraphique dans sa globalité, il nous semble prioritaire d’affirmer la nécessité d’un travail autour de deux questions : 

– Le fait que le programme 131 : Création et le programme 224 : transmission des savoirs et démocratisation de la culture, soient gérés par des services différents au sein du Ministère de la culture et dans des logiques d’attribution différenciées, ne permet pas une prise en compte transversale du travail des artistes

– L’inadéquation du cadre contractuel et l’impossibilité de comptabiliser ces heures d’actions artistiques dans le calcul de l’intermittence. 


La place de l’artiste dans l’écosystème de notre secteur doit aussi nous conduire à mener une réflexion quant à la relation entre les artistes et les lieux. Cette question a été trop longtemps reportée. Cette crise nous montre que rien n’est possible sans une solidarité et une éthique transparente entre les équipes artistiques et les lieux. On a vu d’ailleurs que cette solidarité, nonobstant quelques voix discordantes, existe. Celle-ci sera d’autant plus nécessaire qu’elle permettra, par les coopérations autour des tournées et des résidences, de rendre plus écologique la circulation des artistes. En repositionnant le dialogue entre les artistes et les lieux qui est parfois difficile, nous pourrons apaiser ces endroits de crispations et de frustrations parfois grandes.


Il faut continuer ce travail, non pas en contraignant les uns ou les autres, mais en ré-ouvrant le dialogue, et en articulant une politique culturelle plus globale et plus précise. Pour que notre écosystème fonctionne, survive, il faut veiller à ce que l’ensemble de la chaîne travaille dans une éthique de la production, de la diffusion, de l’accompagnement des parcours et de la relation aux populations comme partie intégrante d’un travail artistique.


Par ailleurs, la danse a besoin de programmateurs.trices sensibles et ayant connaissance du champ chorégraphique et du parcours des artistes pour développer une plus grande visibilité. Comment peut-on imaginer que des pièces chorégraphiques d’envergure puissent exister sans moyens de production ? C’est donc dans les cahiers des charges que ces questions de capacité, de connaissances, mais aussi de réelle pluridisciplinarité -en termes de production et de diffusion-, doivent être inscrites. C’est aussi dans un dialogue nourri entre le secteur spécialisé et le secteur pluridisciplinaire que nous rendrons une réelle visibilité à la danse.


Nous devons donner à la danse les moyens de son innovation toujours renouvelée, de sa capacité à élargir les territoires, de son pouvoir à rassembler les disparités grâce aux langages qu’elle déploie. Nous voulons lui donner les moyens de son envergure.


Cette crise questionne également les formats, les lieux de la danse, les modes d’interactions, l’élitisme présupposé, la place du numérique, la question écologique, la multiplicité des écritures, la diversité, la parité… De vastes questions et chantiers qu’il nous importe de mettre au débat maintenant. Nous dansons toutes et tous en des pratiques, des lieux et des moments divers, variés et nombreux. Nous vivons avec la danse. Il est aujourd’hui de notre responsabilité de lui offrir les conditions d’un développement large et ouvert et en prise avec la société que nous voulons pour demain.


Céline Bréant, directrice CDCN du Gymnase, CDCN Roubaix/Hauts de France

Valérie Deulin, directrice du Théâtre d’Arles, scène conventionnée d’intérêt national, art et création – nouvelles écritures

Erika Hess, directrice déléguée CCN de Nantes

Emmanuelle Jouan, directrice du TLA/ scène conventionnée d’intérêt national art et création – danse de Tremblay en Seine Saint Denis

Bruno Lobé, directeur du Manège, scène nationale – Reims

Marine Mane, directrice artistique compagnie In Vitro

Catherine Meneret, directrice adjointe CCN de Caen en Normandie

Alban Richard, chorégraphe, directeur du CCN de Caen en Normandie

Nina Vallon, chorégraphe, compagnie As Soon As Possible

 

(Photo : Ilja Tulit)

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